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Culture
Dissertation

Jorge Van Hemelryck

Sujet

Le compositeur se contente-t-il de transcrire les pensées musicales que lui dicte son imagination ? L'écriture n'est-elle qu'une dictée imposée péremptoirement par l'idée d'un texte absolu ? N'a-t-elle point de part à l'élaboration même de l'oeuvre ? N'intervient-elle que comme obstacle dans l'idéal d'une transcription parfaite ? N'est-elle pas plutôt un levier, le plus puissant qui soit, celui par qui l'invention a pouvoir de découvrir un monde complexe qui ne saurait autrement s'exprimer ?

Pierre Boulez

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S'il est vrai que la musique classique occidentale a eu besoin de se trouver sous forme écrite pour pouvoir être portée à la connaissance du public, puisqu'elle était généralement interprétée lors de concerts, on peut maintenant écouter la musique diffusée à la radio ou distribuée sur des supports divers (depuis le disque microsillon jusqu'au disque compact et au-delà...), sans besoin de savoir lire la musique correspondante. Et on en arrive au point où, même si la plupart des compositeurs de musique dite "populaire" ou "de variétés" écrivent leur musique, il est possible de diffuser de la musique qui n'a jamais été écrite. On peut penser par exemple à ce que l'on appelle les "musiques du monde", des musiques traditionnelles d'un peu partout, qui ont été transmises oralement de génération en génération, et qui sont maintenant connues de nombreux mélomanes au travers de disques ou de la radio.

On peut donc se demander, comme Pierre Boulez, quelle est la place de l'écriture musicale dans la composition. Même s'il s'agit à l'origine d'une réflexion qui porte probablement plutôt sur la musique dite "contemporaine", elle peut être étendue à la fois aux musiques plus anciennes et aux musiques récentes "populaires". Pour commencer, on s'attachera à voir en quoi l'écriture peut être un simple accessoire de la création musicale. Ensuite, on pourra se demander de quelle façon l'écriture peut desservir la composition. Enfin, on essaiera de découvrir comment on peut considérer l'écriture musicale comme faisant partie intégrante de la composition d'une oeuvre.

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Au moyen-âge, la notation grégorienne pour la musique sacrée servait d'abord à transcrire une musique existante, afin de pouvoir en fixer la forme, de même que l'écriture a permis de fixer la forme de légendes ou de contes populaires. Et cette façon de voir l'écriture en musique s'est répandue en Europe: les compositeurs pouvaient dès lors garder leurs oeuvres sur papier. Cela peut sembler anodin, mais il s'agit en fait d'un changement d'une extrême importance; à la Renaissance, les compositeurs cessaient d'être anonymes et pouvaient revendiquer la propriété de leurs oeuvres. Cette évolution a certainement aussi eu une influence sur les possibilités de la composition. Mais ce qui nous intéresse ici est que l'on ne considérait pas l'écriture comme complète, puisque la façon d'interpréter la musique n'était que très peu notée sur le papier. On s'en rend compte lorsque l'on l'étudie: il y a dans la musique beaucoup plus que simplement la hauteur et la durée des notes. En fait, d'un côté, le compositeur savait très bien ce qu'il voulait mettre dans sa musique, et de l'autre, à l'époque, les interprètes savaient en général comment interpréter une oeuvre même avec peu d'instructions précises; aujourd'hui, on essaie de retrouver cette façon de jouer la musique, et cela fait aussi partie du travail d'interprète. L'écriture ne semble être ici qu'un support permettant de diffuser ou de conserver une oeuvre tant bien que mal.

On voit aussi dans cet exemple que ce qui comptait, qui a compté et qui compte encore le plus dans beaucoup de cas, c'est la pensée musicale du compositeur, pensée en général préexistante à l'oeuvre. On peut percevoir cette pensée dans beaucoup d'oeuvres, même lorsqu'elles ne sont pas censées être descriptives. L'interprète s'attache à découvrir l'esprit dans lequel une oeuvre a été composée, et à restituer l'effet voulu pour que le public puisse écouter l'oeuvre comme le compositeur l'aurait souhaité. En fait, c'est là un problème à part entière; on ne peut pas toujours savoir avec précision ce que l'auteur d'une oeuvre a voulu dire, et diverses interprétations peuvent coexister sans que l'on soit sûr de connaître "la bonne". C'est plus facile lorsqu'une oeuvre porte un titre suggérant la pensée du compositeur, mais cela peut être trompeur aussi. Il y a des musiques que l'on peut qualifier de descriptives, comme le poème symphonique Les Tableaux d'une Exposition de Moussorgski, où la musique de chaque tableau correspond bien à chaque titre, ou comme Les Quatre Saisons, où Vivaldi parvient à rendre de façon assez extraordinaire les phénomènes météorologiques correspondant à chaque époque de l'année, et les affects qu'une saison peut susciter en nous. On risque peu de se tromper en disant que dans ces cas précis, une partie au moins de la pensée du compositeur est claire. C'est moins évident pour des oeuvres que l'on pourrait qualifier de "musique pure" a priori. Dans le film Immortal Beloved de Bernard Rose, qui propose une histoire romancée de la vie de Ludwig van Beethoven, et en particulier de l'épisode de la lettre à l'Immortelle Bien-Aimée, un personnage se hasarde à trouver une explication à la Sonate pour violon et piano numéro 9 "à Kreutzer", en supposant qu'elle évoque l'inquiétude d'un homme (Beethoven) qui a peur de ne pas arriver à temps à un rendez-vous galant. Il est assez étonnant de remarquer à quel point les images peuvent aider à appuyer le sens que l'on veut donner à un morceau de musique. Dans tous les cas, le présupposé est là: la pensée musicale était présente au compositeur avant qu'il écrive son oeuvre, et cette pensée est prédominante par rapport à l'écriture.

On peut aussi concevoir l'écriture musicale comme une possibilité de transcrire le plus fidèlement possible une composition. En particulier, l'introduction des nuances dans la notation de la musique est allée dans ce sens, et a permis à l'interprète de se poser moins de questions, ou tout du moins de ne pas inventer les nuances lui-même. Un autre exemple de précision dans la notation est la façon de noter le tempo. Bartok, par exemple, notait à la fin de ses morceaux le temps exact que l'interprète est censé passer à les exécuter. Cela peut sembler exagéré, mais traduit bien le besoin de précision que peut avoir un compositeur. Beethoven, lui, était tellement enthousiasmé par l'invention du métronome, qu'il a tenu à noter pour la plupart de ses oeuvres un tempo précis. Il est d'ailleurs très important de distinguer un tempo précisé sur un manuscrit et un tempo suggéré dans un recueil de pièces à l'usage d'élèves apprenant à jouer d'un instrument. Il y a une grande différence entre les deux: le premier reflète une volonté du compositeur, alors que le deuxième n'est qu'une interprétation possible (qui est quand même généralement inspirée d'une indication de tempo plus imprécise - Allegro, Andante, etc.); dans cette optique, on se rend bien compte que l'écriture musicale peut s'avérer précieuse en tant qu'outil de restitution fidèle de la pensée du compositeur.

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Si le fait d'écrire la musique peut être utile de point de vue du compositeur, cela peut ne pas suffire. Parfois, un morceau est difficilement dissociable de son interprétation ou de son interprète. Un exemple flagrant en est la musique de variétés moderne. Même si certains chanteurs empruntent des morceaux à d'autres, en général on reconnaît mieux le morceau chanté par le chanteur d'origine. De plus, les morceaux sont souvent écrits pour une voix. De même qu'autrefois, tel concerto était écrit spécialement pour tel virtuose du violon ou du piano, ou telle pièce d'orgue pour l'instrument de l'église ou jouait le compositeur, aujourd'hui le compositeur de variétés prend en compte les spécificités du chanteur pour lequel il écrit (lorsque ce n'est pas pour lui-même qu'il le fait). La conséquence en est que l'on associe automatiquement la chanson au chanteur, ce que le morceau écrit ne peut pas refléter. On comprend que dans ce cas, le simple fait d'écrire la musique n'est pas suffisant, il faut pour la compléter lui adjoindre autre chose, dans ce cas l'interprète.

On peut aller jusqu'à dire que le fait d'écrire la musique peut trahir la pensée du compositeur. Et ce n'est pas là seulement une revendication de compositeurs contemporains. On peut se rendre compte assez facilement de certains torts que la partition peut faire à l'oeuvre. Tout d'abord, il faut savoir que le simple fait de regarder une partition donne une certaine impression d'une oeuvre. Cet effet est loin d'être négligeable: pour qui sait lire la musique, une fugue de Bach paraît complexe au premier coup d'oeil (passées les premières mesures), alors que la partition d'une sonatine de Mozart semblera beaucoup plus simple. Ces impressions sont parfois démenties, mais il sera difficile à l'interprète de se dégager de la première impression qu'il aura pu avoir. Le graphisme seul peut donner une fausse impression d'une oeuvre, par exemple le simple fait d'imprimer un "trait" rapide composé de triples ou quadruples croches peut noircir une page et une impression de lourdeur s'en dégagera dès lors, s'opposant peut-être à la légèreté voulue par le compositeur dans ce passage rapide. Par exemple, à la fin du troisième mouvement de la Sonate pour piano numéro 14 "Clair de Lune" de Beethoven, des quadruples croches sont utilisées sur plusieurs lignes, mais sans aucune lourdeur à l'audition. Un compositeur peut de plus se sentir à l'étroit dans le cadre imposé par l'écriture musicale. Celle-ci peut effectivement paraître trop rigide, et l'interprète ne saura pas dans quel mesure il "a le droit" de prendre des libertés avec le tempo, avec les nuances, avec l'expression en général. Même la musique de Jean-Sébastien Bach peut être rendue avec de l'expression, et doit l'être, contrairement à ce que semblent dire certains pour qui sa musique serait sans émotions. Il faudra introduire des nuances, de petites fluctuations de rythme, et de l'expression en fonction de l'instrument utilisé. Et s'il faut interpréter une oeuvre de l'époque romantique, on pourra prendre plus de libertés avec le tempo, avec les nuances, etc. Dans une certaine mesure, l'écriture musicale peut donc trahir la pensée musicale, que ce soit simplement par le graphisme, ou par sa rigidité.

Cependant, l'écriture musicale a été constamment adaptée, et cette rigidité existe moins de nos jours. Le compositeur peut annoter sa partition comme bon lui semble, et espérer que l'interprétation sera conforme à sa volonté. Mais le simple fait de devoir écrire sa musique peut lui sembler contraignant. Il s'agit là d'un argument certes très théorique en apparence, mais bien réel pour qui a déjà essayé de fixer par écrit un morceau qui lui est d'abord venu sous forme de pensée. Lorsque l'on conçoit un morceau de musique, c'est généralement assez flou au départ, surtout lorsque l'on n'en a pas l'habitude. Le morceau en gestation est fluctuant, mais lorsque l'on doit l'écrire sur le papier, il doit avoir été fixé, ce qui semble réduire le nombre des possibilités. C'est d'ailleurs là la principale différence entre composer un morceau et en improviser un: lorsque l'on improvise, la réalisation musicale doit se faire sur le moment, de façon continue; la fluctuation de la pensée perdure car c'est elle qui se retrouve captée sous forme de son lorsque l'instrumentiste joue sa note. Et en même temps, elle disparaît parce que le son s'échappe dans le passé. Alors que lorsque le morceau est écrit, il perd cette spontanéité, et cette multitude de possibilités. On peut prendre l'exemple de la musique jazz, où l'on accorde une part très importante à la spontanéité et à l'improvisation. De ce point de vue-là, on peut considérer que l'action d'écrire la musique limite la créativité du musicien.

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L'écriture semble être un obstacle à la composition musicale, mais il ne faut pas s'arrêter là dans la réflexion, car c'est un obstacle surmontable, qui de plus peut se transformer en aide à la composition, en "levier", comme le dit Pierre Boulez. De façon assez évidente, c'est l'écriture d'un morceau qui permet de le diffuser, de le faire interpréter par d'autres musiciens, de le faire connaître. C'est aussi là un but recherché par le compositeur. C'est encore plus flagrant lorsqu'il s'agit d'une oeuvre pour orchestre. Comment faire travailler un orchestre sans partition ? Même lorsque la musique elle-même est destinée à ne pas être publiée sous forme de partition, comme certaines musiques de film, par exemple celles de John Williams (Star Wars, Indiana Jones, et beaucoup d'autres films souvent au moins aussi connus), il faut en faire des partitions pour qu'elle soit jouée par un orchestre symphonique. Beaucoup d'autres musiques sont écrites pour être interprétées, et écrire la musique signifie alors l'accomplir d'une certaine manière.

On peut aussi considérer que l'écriture musicale est à intégrer dans le processus de composition, que l'on ne peut pas séparer ces deux actions. En fait, écrire la musique permet aussi de l'enrichir, et ce de plusieurs façons. Tout d'abord, on peut voir l'écriture musicale comme un moyen d'accéder à une musique plus complexe, plus travaillée. En effet, il est très difficile de composer un morceau à plus de deux ou trois voix sans le papier comme support. Tout particulièrement s'il s'agit d'une fugue, d'un quatuor, d'une symphonie, ou d'un morceau de complexité comparable. Le fait de noter une composition au fur et à mesure permet de la rejouer de façon précise, de pouvoir la corriger aisément, de la visualiser et donc de se rendre compte de l'impression qu'elle peut donner à partir du seul graphisme des notes sur le papier. Cela permet aussi de composer de la façon que l'on préfère: voix par voix, ou toutes les voix à la fois, ou en décalant le thème dans le temps (il est bien plus facile de manipuler des déplacements dans l'espace sur le papier que dans le temps lorsque l'on joue), et ce ne sont là que des exemples. Lorsque Jean-Sébastien Bach a composé L'Offrande Musicale, il a bien été obligé d'utiliser l'écriture, et aurait du mal autrement à opérer des renversements de thème (renversement de hauteur des notes ou de thème dans le temps), des fugues avec des départs décalés sur la même ligne de notes mais avec des clés différentes. Dans ses cahiers, Beethoven écrit des débuts de thèmes, parfois en plus de dix versions différentes. C'est de cette façon qu'il parvient à obtenir exactement l'effet voulu. Il lui faut comparer toutes ces options, ce qui est rendu possible par l'écriture. L'écriture musicale est donc une partie de la composition musicale, et l'enrichit de nouvelles possibilités, ainsi que de sa présence même.

Enfin, il se peut qu'écrire sa musique soit pour le compositeur un réel besoin, ou plutôt une sorte de pulsion, comme il en est souvent pour le poète d'écrire ses poèmes. Le simple fait d'extérioriser cette pulsion sous la forme d'une écriture sur le papier peut être libérateur. On raconte par exemple qu'il arrivait à Bach de se lever la nuit pour noter un morceau dont l'inspiration lui était venue pendant son sommeil. Il s'agit là d'un exemple d'inspiration teintée de mysticisme. Mais l'inspiration peut être, de façon presque plus banale, d'origine amoureuse. Qui n'a jamais eu besoin de réaliser quelque chose de concret pour apaiser des sentiments qui bouillonnent ? Pour l'interprète, cela peut vouloir dire se mettre à son instrument et jouer un morceau particulièrement rapide, ou le jouer fort. Pour le compositeur, jouer d'un instrument ne suffit plus, il lui faut coucher sur le papier ses pensées sous forme de musique. On peut supposer que lorsqu'une musique nous fait de l'effet, c'est qu'elle a été composée pour extérioriser une émotion particulièrement violente. L'action même d'écrire la musique peut donc être pour le compositeur une nécessité lorsqu'il s'agit d'un moyen de contrôler une pulsion.

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On a vu comment l'écriture musicale constitue une aide à la composition, quand la pensée musicale, première chez le compositeur, est prédominante. L'écriture répond au besoin de précision, de fidélité à ce que veut le compositeur. Mais l'écriture ne suffit pas toujours, en particulier lorsque l'interprète est important, et peut aussi devenir une gêne, surtout si la partition donne une fausse impression de l'oeuvre par son graphisme ou son caractère fixe, rigide, ou si l'écriture limite la créativité du musicien. Cependant il faut dépasser cet antagonisme, car en plus d'être une nécessité et une fin pour un morceau de musique, l'écriture musicale ouvre de vastes horizons au compositeur, lui permettant d'arriver à des pièces plus complexes, plus complètes plus travaillées; enfin, le fait d'écrire la partition répond souvent à une pulsion chez le compositeur et lui permet d'extérioriser ses sentiments.

Malgré son importance au sein de la création musicale, l'écriture a finalement peu évolué depuis l'époque classique. On est en droit de se demander si la musique, dont le mode de diffusion principal a beaucoup changé au vingtième siècle, va changer au point de modifier la relation qu'elle a avec la partition, la musique écrite. En outre, l'informatique a déjà conquis de nombreux compositeurs par les nouvelles perspectives sonore qu'elle offre; dans quelle mesure pourra-t-elle remplacer le papier à musique et le crayon ? Dans tous les cas, il sera intéressant de suivre avec attention les évolutions dans le domaine de l'écriture musicale.

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This document was generated using the LaTeX2HTML translator Version 98.1p1 release (March 2nd, 1998)

Copyright © 1993, 1994, 1995, 1996, 1997, Nikos Drakos, Computer Based Learning Unit, University of Leeds.

The command line arguments were:
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The translation was initiated by Jorge Van Hemelryck on 1999-06-10


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Jorge Van Hemelryck
1999-06-10